LA FIN DE TOUT
Ce qui est possible, chacun le sait, on nous le répète jusqu’à plus soif, on nous en rebat les oreilles, c’est que les hommes se fassent sauter en faisant sauter leur planète. Fin de partie. Terminus. Tout le monde descend. On ferme. C’est la fin des haricots. L’histoire touche à son terme. On ne parle plus de rien puisqu’il n’y a plus personne pour en parler.
Ce qui se passe tous les jours en minuscule à la mort de chacun de nous, ce qui s’est passé en petit avec Troie, avec Carthage, avec Dresde et Coventry, avec des quartiers entiers de Stalingrad ou de Berlin, avec Hiroshima, se passe alors en grand avec la Terre et les hommes. La télévision, la pilule, le Concorde, le TGV, la bombe thermonucléaire bien entendu et quelques autres bricoles dont, avant qu’il soit trop tard, il est trop tôt pour parler, auront été leur chant du cygne. Ils auront duré un peu plus ou un peu moins de trois ou quatre millions d’années.
L’action se déroule en 2135, ou en 2451. Trois cents ans de plus ou de moins, qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse ? Elle se situe à Bogota, à Bagdad, à Alma-Ata, à Hanoi. À New York. À Singapour. N’importe quand. N’importe où. Sur la Terre, en tout cas. Là où règnent les hommes. Dans la première moitié du IIIe millénaire après Jésus-Christ. La scène se décline en quatre versions.
I. Le pouvoir
Le Chef, le Führer, le Duce, le Caudillo, le Conducator, le Petit Père des peuples, le Lider Màximo, l’ayatollah, le colonel-président, le Bienfaiteur de la Patrie – les titres ne manquaient pas, ni les décorations faisait nerveusement les cent pas dans l’enceinte du palais dont il avait ordonné la construction à grands frais, où il avait fait transporter les marbres et les œuvres d’art de la cathédrale et de l’ancien Parlement et qu’il ne quittait plus guère. Il s’arrêta quelques instants dans les jardins où s’élevaient les grands arbres qu’il avait fait venir de très loin et où l’eau coulait de bassin en bassin. Il caressa son chien, un labrador noir qui s’appelait oméga. Il aimait les animaux – Beaucoup de photographies le représentaient, seul ou aux côtés de Victor Fischer ou de Marina, en compagnie d’une biche, d’un agneau de lait au biberon, d’un couple d’oursons qui avait attendri les amis des bêtes dans le monde entier, ou d’Oméga. Il venait d’apprendre que la Banque mondiale lui coupait ses crédits et que le Directoire de l’Union était en train de se réunir pour décider d’une action militaire immédiate destinée à l’éliminer. il y avait plus de trois ans déjà qu’une opération de cet ordre était envisagée. À force d’audace et de soumission, de défis et de propagande, de commissions versées au bon moment et au bon endroit et de menaces appuyées de quelques attentats à droite ou à gauche, il avait réussi à retarder l’issue fatale. Maintenant, elle était là. Il connaissait les moyens réunis par le Directoire. La nuit ne se passerait pas que le palais ne soit réduit en cendres.
Il restait plusieurs issues. La première était le suicide. Il l’écarta aussitôt. Un homme comme lui ne se suicidait pas.
On ne se suicidait pas seul. Une autre hypothèse était de s’incliner. Le Directoire lui avait proposé la vie sauve, dix millions de dollars et une résidence dans la ville de son choix s’il renonçait au pouvoir. Il avait déjà refusé. Il ne voulait rien devoir à ces avocats et à ces diplomates qu’il haïssait et qu’il méprisait et dont la seule ambition était de l’assigner à résidence et à le maintenir sous bonne garde jusqu’à la fin de ses jours. Restait une dernière solution : c’était de s’enfuir avec Marina. Elle devrait abandonner ses deux mille sacs et ses trois mille paires de souliers. Lui pourrait changer de visage, rester libre, retrouver ses partisans, recommencer la lutte. Il joua quelques instants avec des images où revivait sa jeunesse. L’absurdité du projet lui apparut en un éclair. Il détenait un arsenal formidable, édifié en près de trente ans d’efforts et de sacrifices. Allait-il renoncer à cette puissance devenue soudain inutile pour tomber au rang de la foule anonyme ? Il fit appeler Victor Fischer.
Victor Fischer était le compagnon de toujours. C’était un psychopathe fiché par tous les services de police et de renseignements de la planète. Entre Victor Fischer et lui, il y avait, pour beaucoup de raisons que quelques-uns connaissaient, un pacte à la vie et à la mort. Ils échangèrent quelques mots. En moins de cinq minutes, le sort de la Terre et des hommes, qui avaient connu une si longue et si courte carrière, était scellé à jamais.
Entre dix heures cinq et dix heures cinquante, heure locale, les appareils décollèrent au nombre de trente-six. C’étaient des engins qui ne rappelaient que de très loin les avions de combat et de bombardement que vous avez connus. Douze d’entre eux furent abattus par les forces du Directoire. Il en resta vingt-quatre qui larguèrent leurs bombes sur les cinq continents. Une seule aurait suffi à détruire la moitié de la planète. Quatre des appareils interceptés eurent encore le temps de faire exploser en vol leur charge meurtrière. Un peu plus de douze milliards d’hommes et de femmes eurent la chance d’être exterminés sur-le-champ. Le reste périt en moins de trois semaines dans des souffrances cruelles. Le nom de Victor Fischer et celui de son chef bien-aimé étaient entrés dans l’histoire. Mais il n’y avait plus d’histoire.
II. L’accident
Après la série d’incidents que les autorités s’étaient efforcées, tant bien que mal, de cacher au grand public, mais qui avaient fait beaucoup de bruit dans tous les réseaux d’information électronique de la planète, l’Union avait pris des précautions rigoureuses. Elles n’avaient pas suffi à écarter tous les risques. De nouvelles études avaient été entamées et des propositions avaient été avancées. Au bout de dix-huit ans de discussions indéfiniment interrompues et reprises, un accord était intervenu sur l’éradication de tous les stocks atomiques et thermonucléaires. Leur destruction entraînait presque autant de problèmes, et peut-être plus, que leur conservation et leur contrôle. On avait fini par monter, sous la responsabilité de trois savants éminents, prix Nobel tous les trois, un système compliqué qui assurait l’anéantissement au même instant de toutes les forces de destruction de masse accumulées dans le monde.
Leur inventaire avait demandé des années. On était parvenu, après beaucoup d’efforts, à les répertorier toutes et leur élimination constituait une victoire considérable pour ceux qui travaillaient à la paix et à la survie de l’humanité, menacée depuis des siècles par une catastrophe irréversible. L’aile de l’ange effleurait le monde. Les colombes triomphaient.
Les trois savants – le professeur Egon Schwarzepeter, le professeur Serguei Kazabakh et le professeur Tao Tö-king disposaient, à quelques milliers de kilomètres de distance les uns des autres, d’un code confidentiel qui était le fruit de recherches très poussées et qui commandait la neutralisation des stocks. Il fallait que les trois terminaux fassent défiler en même temps, dans le même ordre, la même série de quatorze chiffres pour que la planète soit enfin débarrassée du cauchemar d’incertitude qui flottait au-dessus de sa tête depuis Hiroshima.
Un mardi 11 février, date inoubliable et pourtant oubliée dans l’histoire de l’humanité, à midi précis, heure de Greenwich, les trois hommes, après avoir réglé leurs horloges nucléaires et s’être concertés au vidéo-téléphone, composèrent simultanément, au rythme rigoureux d’un signe par seconde les quatorze chiffres salvateurs. L’opération se déroula avec une précision parfaite. Tout se passa comme prévu. À une seule exception près. Ou plutôt à trois fois deux.
Le luxe de précautions était extravagant. Toutes les erreurs de manipulation possibles avaient été prévues. Un chiffre de plus ou de moins, un chiffre faux à l’un des terminaux, une corrélation imparfaite entre les trois machines, une simple hésitation de la part d’un des trois contrôleurs, le moindre décalage dans le temps, la plus infime des anomalies suffisait à annuler l’opération. Ce qui se produisit est tellement invraisemblable que s’il était resté un seul homme sur la Terre capable de calculer les chances de l’erreur commise, il aurait pu rassurer largement les douze ou quinze milliards de victimes du mardi 11 février : le risque de catastrophe était de un sur quatre cent vingt-sept milliards de milliards. Autant dire nul.
Dans l’émotion de la solennité, chacun des trois savants se trompa deux fois avec beaucoup de fermeté. Ce qui était déjà invraisemblable. Mais quand vous saurez que chacun des trois hommes commit deux fois, au même instant, et deux fois sur le même chiffre, la même erreur que ses deux collègues, vous estimerez que le comble de l’inconcevable avait été dépassé. Mais il ne l’était pas encore. Le comble du malheur d’une humanité parvenue enfin, ou déjà, à son terme, c’est que la triple répétition inconcevable de la double erreur invraisemblable constituait la seule combinaison possible pour faire sauter tout ce qui pouvait sauter. Le hasard triomphait de la nécessité. La planète fut détruite d’un seul coup.
Et il n’y eut personne pour établir que les chances d’une telle catastrophe, si improbable et si définitive, étaient de une sur quatre cent vingt-sept milliards de milliards. L’explosion n’était pas beaucoup plus improbable, en fin de compte, que l’explosion originelle du big bang ou les débuts de la vie ; la fin, dans l’inimaginable, répétait le début.
III. La conspiration
Ils étaient neuf – dont deux femmes, plus brillantes, plus impitoyables que les sept autres – à contrôler la pieuvre qui, bien des siècles après les bandes de Sicile, de Chicago et de Moscou, avait succédé à la Mafia. Ils tenaient le commerce des armes, de la drogue, des rubis et de l’or. Ils sortaient d’une longue bataille de vingt ans, qu’ils n’avaient pas perdue, contre les forces de l’Union. Mais ce combat lui-même n’était rien au regard de la guerre qui faisait rage depuis six mois au sein même de l’Organisation : quatre, dont une des deux femmes, contre cinq, avec l’autre femme, Barbara, d’une beauté étourdissante.
Les quatre étaient les plus durs. Le plus âgé haïssait depuis toujours et méprisait les hommes. Le plus jeune souffrait d’une de ces maladies qui avaient succédé au sida et qui ne pardonnaient pas. La femme exécrait l’autre femme qui lui avait volé son seul amour. L’affaire prit très vite les allures d’une surenchère meurtrière. Les quatre firent tuer deux des cinq. Les cinq, devenus trois, firent sauter la salle, gardée par sept seconds couteaux, où se réunissaient les quatre – qui, eux aussi, à leur tour, se retrouvèrent à trois : le plus âgé, le plus jeune et la femme, ennemie de Barbara, qui s’appelait Natalia.
À l’enterrement des deux du groupe des cinq, les trois du groupe des quatre réussirent à faire massacrer par six acolytes déguisés en prêtres et en bedeaux deux autres du groupe des cinq qui se réduisit à un seul. Cet unique adversaire fit exécuter par un médecin à sa solde la seule femme du groupe des quatre qui descendit à deux. À deux contre un, la bataille tourna à l’aigre. Un des deux du groupe des quatre – le plus vieux – fut envoyé ad patres par l’unique survivant du groupe des cinq, qui manœuvra si bien que toute l’Organisation fut sur le point de lui tomber entre les mains.
Alors, le seul rescapé du groupe des quatre se mit soudain à voir rouge et, malade, menacé de mort, n’ayant plus rien à perdre, il déclencha le feu nucléaire dont l’Organisation disposait depuis plus de trente ans à la barbe de l’Union et dont il était le seul à avoir conservé le contrôle. L’unique survivant du groupe des cinq périt avec les quinze milliards d’hommes qui peuplaient la planète. Le dernier des quatre aussi. Grâce à un émule nucléaire d’Al Capone et de Lucky Luciano, l’aventure humaine, qui avait donné Socrate et le Bouddha, Michel-Ange et Mozart, On purge bébé et Einstein, basculait de la grandeur et de la gaieté dans la dérision et dans l’ignominie. Elle se terminait comme elle avait commencé : dans la boue. Sans l’attente. Sans l’avenir. Sans l’espérance.
IV. La folie
Le monde, c’était une chance, avait mieux fonctionné que prévu par les Cassandre de l’universel. Il était venu à bout des dictatures, des mafias, des famines, des inondations et des tremblements de terre. Le cancer avait été vaincu. Le Sud rattrapait le Nord.
Il subsistait, naturellement, des motifs d’inquiétude et d’insatisfaction. Mais l’histoire ne se portait pas trop mal et les gens, qui avaient connu des siècles d’angoisse et de sang, se reprenaient à espérer.
Le chef de l’Union était un homme encore jeune, séduisant, sympathique, qui traînait tous les cœurs derrière lui. Il avait eu une enfance très dure, avec une mère trop tendre qui lui passait tout et qui était morte lorsqu’il avait six ans, et un père autoritaire jusqu’à la sauvagerie qui avait fini par se suicider. Des bruits avaient couru sur la responsabilité de son père dans la mort de sa mère. Le futur Président avait lui-même raconté son existence et mis les choses au point dans des Mémoires qui avaient fait couler des torrents de larmes à tous les âges, à toutes les classes, à toutes les professions et à toutes les croyances. Du coup, la littérature jouant encore, comme aux siècles passés, un grand rôle dans la politique, il avait été élu avec près de soixante-huit pour cent des suffrages et sa popularité, au lieu de décroître comme d’habitude, ne faisait qu’augmenter. La responsabilité du feu nucléaire, qui reposait entre ses mains, ne pouvait pas être confiée à une autorité plus digne d’estime et de respect.
L’existence du Président était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours. Sa vie privée était irréprochable. Il n’était pas corrompu. Il n’avait pas d’autre ambition que la prospérité de l’Union. Il accomplissait toutes ses tâches avec rigueur et à la satisfaction générale. Personne autour de lui ne pouvait deviner ce qui le tourmentait en secret : il faisait chaque nuit d’abominables cauchemars.
Le matin, bourreau de travail rasé de frais, il se plongeait dans ses dossiers. Sa rapidité et sa justesse de décision forçaient l’admiration. Beaucoup pensaient qu’ils avaient la chance de participer à l’âge d’or de l’Union et de l’humanité.
Lui remâchait ses cauchemars et n’en laissait rien paraître sur son visage énergique et loyal.
Peu à peu, la vie nocturne du Président imprégna toute sa vie diurne qui restait pourtant, aux yeux des autres, aussi efficace et aussi lisse que jamais. Il assistait en lui-même à une inversion qui finit par l’intéresser beaucoup plus que la politique à laquelle, depuis des années, il avait consacré tout son temps : obscure, insupportable, traversée d’horreurs sans nom qui étaient son secret, sa vie réelle se déroulait la nuit ; et il lui semblait qu’il rêvait, entre honneurs et devoir, sa vie publique, officielle et trop claire.
Peut-être, s’il avait parlé à quelqu’un, l’histoire à venir du monde eût-elle pris un autre tour. Je veux dire que peut-être il y en aurait encore eu une. Mais il n’avait personne à qui parler. Il n’avait pas le temps et tous autour de lui auraient juré que personne n’était plus normal que le Président.
Si un historien ou un journaliste avait pu fouiller, comme ils savent le faire, dans les décisions du Président durant une certaine semaine d’une fin d’été particulièrement torride et éprouvante, il aurait découvert toute une série de mesures qui révélaient à la fois une volonté de confiscation de tous les pouvoirs et un déséquilibre croissant qui finissait par toucher au délire. La folie du Président n’aurait pas pu être cachée très longtemps à ses proches. Elle le fut pourtant jusqu’à l’instant décisif où, après avoir assassiné coup sur coup de sa main son conseiller militaire et son chef d’état-major général et composé lui-même tous les codes successifs et secrets qui débloquaient l’accès au feu nucléaire, il appuya simultanément, dans les deux mallettes de cuir noir qui ne quittaient jamais ses défunts subordonnés, sur un certain bouton rouge.
Après, il n’était plus question, pour qui que ce fût, de soigner le Président.